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TALUS n° 14 - juin 2003
L'ÉCRITURE DES FOURMIS

Jean-Pierre Le Goff

Le 24 juillet 1995 j’étais dans un bois du côté de la Petite-Pierre dans les Vosges du Nord, près d’une fourmilière. J’avais préparé le texte qui suit. Il ne fut pas divulgué puisque mon expérience échoua : les fourmis rousses des bois auxquelles je destinais trois tranches de jambon munies de mes mots, dédaignèrent mon offrande. À peine grignotèrent-elles le bord des tranches. Elles devaient être quelque peu anorexiques.
Tout écrit est voué à disparaître. Vous vous en apercevez parfois quand, au détour d’une phrase, vous éprouvez la sensation que les molécules de l’encre ont déjà commencé à corroder ce que vous venez d’écrire. Certes, le texte paraîtra dans un livre, mais son papier jaunira, s’effritera, tombera en poussière. Des lecteurs liront en surface ce que vous avez écrit ; vous vous en êtes aperçu l’autre jour en lisant des phrases dont vous cherchiez l’auteur avant de vous apercevoir que c’était vous.
Un vertige vous prend en écrivant ces mots. Les lettres tremblent et bougent. Les caractères de votre encre noire se transforment en fourmis processionnaires. Le sens de ce que vous cherchiez à atteindre se désagrège d’une manière fulgurante. Vous savez que dans ce temps compressé est l’avenir de tout texte et qu’il faut que vous exorcisiez celui que vous écrivez. Vous avez déjà l’idée de ce que vous ferez : vous mettrez cette brassée de mots jetés sur la page sur une tranche de jambon que vous poserez à côté d’une fourmilière : les fourmis réelles viendront remplacer celles de votre vision. Vous attendrez le temps qu’il faudra pour que la dernière fourmi emporte la dernière miette. Peut-être jubilerez-vous pendant toute la durée de la consommation de vos phrases, puisque vous saurez que ce texte que vous ne maîtrisiez pas vous permettra d’assister en peu de temps à la dissipation que subit tout écrit.
Vous savez bien aussi que vous n’êtes pas le premier, que tout a déjà été écrit et qu’il existe quelque part, dans une littérature que vous ignorez, l’histoire d’une personne qui donne ses mots en pâture aux fourmis.
Je suppose que mes diverses expériences de lecture, que je fis et qui m’apportèrent des transcriptions étonnantes d’événements de ma vie, ne sont pas étrangères au fait qu’à la fin de mon texte, j’appelais de mes vœux l’écho de la formulation d’un acte proche du mien. Mon propos correspondait, en quelque sorte, à une bouteille à la mer que je lançais, en doutant d’une réponse.
Lors de cette opération, j’étais accompagné de Martine Amalvict et d’Annie Schwendenmann. Je me souviens d’avoir, et je crois que c’était sur le lieu même, exprimé mon enthousiasme pour le roman d’A. S. Byatt, Possession, que je venais de lire. Annie l’avait pareillement lu et partageait mon sentiment. Quelques semaines plus tard sortait un nouveau livre de A. S. Byatt, Des anges et des insectes, que je m’empressai d’acquérir. Page 91, je tombai sur le passage suivant :
J’ai mis diverses nourritures sur la terre à la surface de la cuve et je dénombre les fourmis qui se précipitent pour en profiter, et observe la vitesse à laquelle elles en disposent, ainsi que la méthode utilisée. Venez voir - elles sont très attirées par les débris de melon et de raisin - il leur a fallu une demi-heure à peu de chose près pour que cette parcelle de fruit sucré se transforme en une pelote d’épingles vivantes. Elles commencent toujours de la même façon, par mordre le fruit et l’ingurgiter - elles y enfoncent le corps si c’est faisable - par en dessous, et le sucent lentement jusqu’à la dernière goutte. Tandis que les parcelles de jambon sont soulevées tout d’une pièce - par plusieurs fourmis à la fois - et introduites dans le nid par les fentes de la surface - après quoi d’autres fourmis en prennent livraison. On ne peut qu’admirer leur esprit de coopération. On ne peut qu’admirer leur manière de communiquer les unes aux autres l’existence du melon ou du jambon, ainsi que le nombre de fourmis nécessaires pour sucer l’un ou transporter l’autre. Elles ont l’air de procéder au petit bonheur la chance, mais savent très bien ce qu’elles veulent, en fait - tout ce pullulement peut, je le crois vraiment, se traduire en messages envoyés et reçus.

Les fourmis ayant dédaigné mon jambon, le souvenir de mon pari de retrouver dans la littérature la description d’un acte similaire commençait à s’estomper, car je devais penser superstitieusement et inconsciemment que l’acte réussi aurait amorcé la possibilité de la réalisation du pari et son échec m’amenait à le classer dans ma mémoire. Je fus donc heureusement surpris par la lecture de cette page. Certes, le jambon que mangent les fourmis de A. S. Byatt n’est en aucune manière lié à un texte, sauf celui de l’auteur même, mais on peut considérer que cette description répond en partie à mon attente, d’autant plus qu’elle ne se produisit qu’une quarantaine de jours plus tard.


La suite de ces fourmillements et les expériences, réussies, pour faire ÉCRIRE les fourmis, seront publiées dans un prochain volume, à paraître au Crayon qui tue.


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